L’Afrique est à la croisée de l’économie dite ‘formelle’ et l’économie déclarée ‘informelle.’ Tel est le verdict de certains analystes et économistes. Cette sentence est modulée sur le discours dominant des institutions ‘gendarmes’ comme le FMI ou la Banque Mondiale pour qui, l’économie ‘formelle’ proclamée ‘moderne,’ et dominée par les firmes occidentales, est la seule porte de prospérité pour le Continent. Pourtant, ce secteur basé sur une gestion approximative, la fuite des capitaux, le non-paiement des impôts et taxes, le tout dopé par la corruption, offre un nombre insuffisant ou faible d’emplois aux Africains. En revanche, contre cette économie d’‘extorsion,’ le ‘secteur informel’ dit ‘désarticulé,’ caractérisé par un ensemble d’activités économiques hétérogènes couvre 60 et 70 % des emplois non-agricoles. Evoluant en dehors des normes que les constructeurs de mots appellent ‘conventionnelles,’ il contribue à consolider le tissu économique et social dans les zones et secteurs abandonnés et participe à hauteur de 25 à 65 % du PIB dans les pays d’Afrique Subsaharienne.
Le ‘secteur informel’ semble a priori être un champ facile à explorer—mais il ne l’est pas. Le premier obstacle réside dans la définition même de ce concept. Et puisque tout ce qui est mal défini ou mal diagnostiqué et mal traité, l’‘économie informelle’ demeure une complexité économique. Un casse-tête pour les experts(?)qui militent pour sa formalisation.
Serpent de mer
L’économie informelle’ a envahi le champ théorique de l’économie depuis 1989 avec Philip Harding et Richard Jenkins (Myth of the Hidden Economy: Towards a New Understanding of Informal Economic Activity), puis en 1973 avec l’anthropologue Keith Hart dans son étude relative aux activités génératrices de revenus des ménages pauvres, à Accra (Ghana), et l’OIT en 1972. Si de façon générale, l’‘économie informelle’ couvre les ‘activités visant à produire un effet positif sur le revenu pour lesquelles les conditions législatives et réglementaires ne sont pas respectées,’ le cadre définitionnel de ce concept (‘économie informelle’) qui décrit le revenu ou la production qui échappe à l’impôt et/ou aux estimations du PIB, est controversé. Il n’existe presque pas de consensus dans ce qui fait son contenu. L’Organisation Internationale du Travail (OIT) décrit l’‘économie informelle,’ comme ‘un ensemble d’unité produisant des biens ou des services en vue principalement de créer des emplois et des revenus pour les personnes concernées. Ces unités, ayant un faible niveau d’organisation, opèrent à petite échelle et de manière spécifique, avec peu ou pas de division entre le travail et le capital en tant que facteurs de production. Les relations d’emploi, lorsqu’elles existent, sont surtout fondées sur l’emploi occasionnel, les liens de parenté ou les relations personnelles et sociales plutôt que sur des accords contractuels comportant des garanties en bonne et due forme.’ En clair, le ‘secteur informel’ pour l’OIT est une économie ‘caractérisée par la facilité d’accès, la dépendance à l’égard des ressources indigènes, la propriété familiale, l’opération à petite échelle, la technologie à forte intensité de main-d’œuvre et adaptative, les compétences acquises en dehors du secteur formel, les marchés non réglementés et concurrentiels.’
Le Bureau international du travail (BIT) articule sa définition de l’‘économie informelle’ autour des concepts du ‘secteur informel’ et de l’‘emploi informel.’ Le ‘secteur informel’ est défini comme ‘l’ensemble des entreprises individuelles (en général non agricoles) produisant au moins en partie pour le marché, qui opèrent à petite échelle (en deçà d’un certain seuil d’emplois; souvent 5 employés) et/ou qui ne sont pas enregistrées.’ Globalement, l’‘emploi informel’ comprend ‘les emplois dans le secteur informel et l’emploi non protégé dans le secteur formel.’
Dans le système de comptabilité nationale des Nations Unies, ‘le secteur informel est une composante du secteur institutionnel des ménages où il est assimilé aux entreprises individuelles.’ Ce cadre opérationnel se focalise sur l’informel urbain. Il met de côté les activités agricoles (agriculture et élevage) familiale ou individuelle, ou associative, qui est pourtant une composante importante et significative de l’‘économie informelle.’ Sur ce fuseau, Jean-Pierre Cling dans ‘L’économie informelle dans les pays en développement,’ explique que le ‘secteur informel,’ est ‘l’ensemble des entreprises individuelles non agricoles et non enregistrées, qui produisent des biens et services pour le marché, l’ensemble des entreprises individuelles non agricoles et non enregistrées, qui produisent des biens et services pour le marché.’ Dans cet éventail, le ‘secteur informel’ est aussi compris comme ‘toutes les activités ‘productives ou de travail’ qui sont cachées ou ignorées par l’Etat à des fins fiscales, de sécurité sociale et/ou de droit du travail, mais qui sont légales à tous autres égards.’
Cette foultitude de définitions indique que la réflexion depuis plusieurs décennies s’est enflammée autour du concept de l’‘économie informelle.’ Parallèlement, sa terminologie a pris du volume. Tantôt secteur ‘informel,’ tantôt ‘souterrain,’ il est aussi appelé ‘parallèle,’ ‘invisible,’ ‘illégal,’ ‘amortisseur social,’ ‘noir,’ ‘non enregistré,’ ‘caché,’ ‘ombre,’ ‘irrégulier.’ La difficulté définitionnelle fait qu’il n’est pas aisé de construire une bonne problématique qui sous-tend ce secteur. Il devient par excellence un champ de réflexion en perpétuel mutation analytique. Ceci fait de l’‘économie informelle,’ ce qu’on pourrait appeler un ‘secteur économique fourre-tout’—un conteneur d’idées diverses, pêle-mêle, qui sert de débarras.
Economie illégale
L’imprécision dans le contenu et la nature du ‘secteur économique fourre-tout’ a amené certains économistes ou analystes à considérer ce secteur économique comme une ‘économie illégale.’ Un système de demande et d’offre qui se fait dans le ‘noir.’ Les tenants de cette thèse s’appuient sur le fait que l’‘économie informelle’ est décrite comme des ‘activités économiques qui ne sont pas réglementées par la loi.’ Sur ce, les acteurs de l’‘économie illégale’ produisent et distribuent des biens et services interdits ou en violation des statuts juridiques définissant la portée des formes légitimes de commerce. En revanche, des chercheurs à l’instar de Portes et Sassen-Koob la définissent comme des activités qui ‘échappent à la tenue normale des dossiers.’ Une telle approche dissocie l’‘informalité’ à l’‘illégalité.’ Ce distinguo a été fait pour la première fois lors de la Conférence Internationale des Statisticiens du Travail (CIST) en 1987 par le représentant du Kenya. A cette rencontre de réflexion, il avait critiqué le terme ‘moonlightning.’ Expression désignant le ‘secteur économique fourre-tout’ ou ‘économie informelle’ qui sous-entendait que les activités de ce secteur se font le ‘noir.’
Le Système de Comptabilité Nationale (SCN)—Nations unies, 1993—essaie de percer le brouillard qui couvre les deux concepts. Il ‘entend par production illégale la production de biens ou de services dont la vente, la distribution ou la possession sont interdites par la loi ainsi que les activités de production qui sont habituellement légales, mais qui deviennent illégales si elles sont exercées par des producteurs qui n’en ont pas l’autorisation; la portée de la production illégale varie selon les lois en vigueur dans les différents pays (par exemple, la prostitution est légale dans certains pays mais illégale dans d’autres).’
Informel sain
Bien que la définition de l’‘économie informelle’ soit fluctuante et le contenu non-proprement-cerné, la pratique de l’‘économie informelle’ en Afrique Subsaharienne est loin d’être assimilable à une ‘économie illégale.’ L’‘économie informelle’ en Afrique Subsaharienne n’a pas une face cachée et n’est pas la face cachée de l’économie. Elle n’a rien d’illégale. Donc, rien à dissimuler.
L’‘informel’ sur le Continent est plutôt ‘sain’ comparativement à sa pratique dans les pays occidentaux. Le cas des Etats Unis est illustratif. Par rapport à la compréhension des Nations Unis, ce pays est un grand comptoir du ‘secteur informel illégal.’
‘Petites’ données de l’informel illégal
Les Américains opèrent plus dans l’‘informel illégal.’ Malgré une législation répressive, ils sont les plus gros consommateurs de cannabis et de cocaïne au monde. Un ‘bien’ dont la production, la commercialisation l’acquisition et la consommation, se font de façon illégale. Le résultat d’une étude menée dans 17 pays par l’Université de New South Wales (Sydney), sur 54.068 personnes et publiée le 30 juin 2008 le confirme. Cette recherche enseigne que 16,2% des Américains ont essayé au moins une fois la cocaïne dans leur vie, et 42,4% ont déjà utilisé du cannabis. D’après cette enquête, la Nouvelle Zélande vient en seconde position très loin derrière les Etats Unis, avec 4,3% de Néo-Zélandais qui ont déjà essayé la cocaïne et 41,9% le cannabis.
Dans l’ensemble, la consommation de drogues illicites aux Etats-Unis est passée de 20,4 millions de personnes en 2007 à 24,6 millions en 2013 en dépit de l’importante lutte anti-drogue menée par les autorités Américaines. Pire, plus de 100 000 Américains sont morts de surdose entre avril 2020 et avril 2021. Un accroissement de 30 % en 2020 par rapport 2019. ‘C’est la première fois’ souligne le ‘Washington Post’ ‘que le nombre de morts liées à la prise de drogue atteint un tel sommet.’ Cette hausse est observée dans tous les Etats Américains, à l’exception de South Dakota et de New Hampshire.
Repenser et corriger
L’étude de l’Université de New South Wales a également identifié le groupe socio-économique le plus enclin à faire régulièrement usage de stupéfiants illicites. Cette catégorie socioéconomique est représentée par les jeunes adultes de sexe masculin au revenu élevé, célibataire ou divorcé. Ce résultat d’une part, remet en cause si non partiellement la thèse selon laquelle, la consommation de la drogue constitue pour les Africains un refuge en l’absence d’emploi. D’autre part, les Etats Unis etant une puissance économique, cette étude permet de reconsidérer toute ou en partie la théorie du développement du ‘secteur informel’ expliqué par la formalisation insuffisante de l’économie.
De façon générale, l’explosion du ‘secteur informel illégal’ est la conséquence des ‘difficultés financières, sociales, et de santé mentale.’ Ces maux, les Africains les vivent quotidiennement. Mais ils sont plus costauds que les Américains. Ils ne crèvent pas d’overdose. Si oui, pas au même taux.
Economie criminelle
L’‘économie illégale’ va de pair avec l’‘économie criminelle’ qui implique l’échange de produits et services illégaux—drogue, contrefaçon, déchets toxiques, espèces protégées, migration clandestine, kidnapping. L’‘économie criminelle’ c’est aussi la pratique illégale—corruption, chantage, expropriation, évasion fiscale ou même l’abus de pouvoir—dans le cadre d’une activité légale. Une activité légale pratiquée par un acteur de l’‘économie criminelle’ tels que le blanchiment, ou les entreprises mafieuses sont aussi classés comme activités de l’‘économie criminelle.’
Ce secteur de l’économie s’est développé avec la dérégulation du commerce mondial et les échanges financiers, qui ont contribué à l’affaiblissement des Etats et de la régulation publique—mettant en péril l’éthique et les lois de la lutte contre la criminalité. Par conséquent, ces dérégulations ont détruit les piliers de la famille et les fondements de la société. Puis, introduit dans le PIB des activités illégales—‘prostitution,’ ou les ‘jeux en ligne.’ La ‘monnaie virtuelle’ considérée par certains comme une activité économique criminelle pourrait en faire partie.
L’‘économie criminelle’ développe plusieurs tentacules. Dans les zones en guerre, elle constitue un moteur principal de la violence. Les groupes armés développent un pouvoir économique par la violence des armes. Ils se livrent à des batailles pour prendre le contrôle d’un territoire qui peut-être la plaque tournante des trafics illicites. Sur ce territoire tenu par les armes qui leur donne une certaine indépendance économique, ils y cachent des otages contre rançons.
Accepter et explorer les idées informelles
Ces éléments montrent que le champ de l’‘économie informelle’ est complexe. Il faudrait sortir du fantasme des acteurs des institutions mondialiste qui donne à ce secteur une certaine vision tronquée fortement médiatisée. Puis accepter et explorer toute ‘idée informelle’ qui permet de faire de l’‘économie informelle.’
Feumba Samen