C’est à travers un plaidoyer adressé récemment au président de la République, Paul Biya.
Pour la plupart d’entre nous, ces acquis suffisent pour que la Région demandée soit créée sans autre forme de procès. Deux observations méritent cependant d’être partagées :
a)- Rien ne nous permet de penser que le succès et la viabilité de la Grande Sanaga-Maritime sont le vœu de tout le monde ;
b)- Il ne suffit pas qu’un espace regorge d’atouts pertinents pour être promu en région. Encore faut-il qu’une évaluation techniquement juste et politiquement porteuse d’avenir lui reconnaisse ce mérite.
C’est ici que commence la zone de turbulences et de complexité : en effet parler d’une évaluation juste, c’est convoquer à la fois la justesse – qui est technique, et la justice – qui relève de l’intime conviction de l’évaluateur, lequel a ses options éthiques et ses préférences politiques, toutes choses éminemment subjectives.
Et puisqu’il s’agit effectivement de juger de l’opportunité d’une demande, nous devrons répondre à une question d’ordre éthique et politique pour compléter la pertinence matérielle des principaux acquis signalés plus haut :
Qu’est-ce qui, après évaluation, peut persuader un décideur camerounais qu’il est dans son intérêt et dans l’intérêt du Cameroun de créer la Région de la Grande Sanaga Maritime ?
Cette question révèle trois contraintes complexes :
1- Nous sollicitons une adhésion et un accord d’un Décideur qui doit déjà gérer certains embarras administratifs, des difficultés économiques, des spécificités socioculturelles et même des crises sociopolitiques ;
2- Il est de notre devoir de lucidité de tenir compte de la délicatesse des hautes responsabilités du Décideur en question;
3- Dans cette obligation citoyenne, il nous incombe de lui faciliter la tâche en lui présentant des arguments qui non seulement évacuent les peurs en sécurisant les attentes nationales, mais qui valorisent opportunément sa propre vision.
Car le peuple de la Grande Sanaga Maritime doit faire face à un véritable Réquisitoire constitué d’interrogations, d’interpellations et même d’accusations. Ce peuple croyait pouvoir se limiter à un plaidoyer. Le réquisitoire dont il est la cible exige une plaidoirie. Notre demande ouvre en effet un véritable procès: le Procès pour la Région de la Grande Sanaga Maritime.
Suivons donc les débats entre un Procureur de la république et un Avocat.
Le Ministère public – L’éclatement de la Sanaga Maritime en deux Départements fut souverainement décidé par un gouvernement du Cameroun conduit par le Premier Ministre, André Marie Mbida. Pourquoi tentez-vous de remettre en question cet acte souverain de gouvernement ? Auriez-vous la prétention de réécrire l’histoire?
La Défense – Monsieur le Président,
L’éclatement de la Sanaga Maritime s’est opéré dans un contexte de turbulences sociopolitiques qui ont poussé les Gouvernants de l’époque à punir par dislocation et fragilisation une région accusée de rébellion indépendantiste. Dans ce climat de lutte pour l’indépendance, cet éclatement par ailleurs inspiré et soutenu par une puissance coloniale fut un acte de guerre d’une brutalité inhumaine.
Pour les jeunes qui n’ont pas l’âge de le savoir, et pour ceux des adultes qui seraient tentés d’oublier en gommant la mémoire nationale, un historien camerounais, Eno Meyomesse, vient de publier un livre en ce mois de juin 2019 : Mayi Matip, De maquisard en 1957 à Député en 1959.
Nous y lisons ce qui suit : « De très nombreux villages se retrouvaient rayés de la carte en Sanaga maritime (…) Les militaires français abattaient les gens sans sommation, dès lors qu’ils étaient surpris dans leurs champs ou dans des zones interdites à la circulation. La torture pour leur arracher des aveux était généralisée et d’une rare cruauté. La population était concentrée dans des villages-prisons à ciel ouvert d’où il leur était interdit de sortir. L’armée française avait reconstitué les camps de concentration nazis au Cameroun. La terreur régnait partout ».
Telle fut la tragédie ; tel notre déchirement. Et beaucoup de nos blessures saignent encore.
Le déchirant éclatement de la Sanaga Maritime persiste alors que l’action qui en fut jadis le prétexte a été officiellement dépénalisée. Bien mieux encore, les résultats de cette action sont désormais célébrés par l’ensemble de la nation. Aujourd’hui en effet, le Cameroun fête son indépendance. La Sanaga Maritime ayant été éclatée puis écartelée pour cause d’indépendantisme, et l’indépendance du Cameroun faisant aujourd’hui la fierté de tous les Camerounais, il devient paradoxal et en vérité injuste de maintenir un peuple sous une sanction dont le prétexte a été promu en une source de gloire nationale et de réjouissances populaires.
Sans doute est-ce au nom de la logique et de la cohérence que la loi No 91 /022 du 16 décembre 1991 a réhabilité certaines figures de l’histoire du Cameroun. L’Etat du Cameroun a en effet levé la chape de plomb qui pesait sur des patriotes indépendantistes. Or dans le système législatif du Cameroun, cette loi, comme bien d’autres, est issue de Projets de lois. Elle exprime donc le choix et la volonté du Pouvoir Exécutif.
Le sort de représailles infligé à leur territoire d’origine étant une conséquence du combat des indépendantistes, et ces derniers étant aujourd’hui réhabilités, nous entendons soutenir la logique patriotique de réconciliation qui a opportunément inspiré la loi invoquée.
Monsieur le Président,
Il ne s’agit donc pas pour nous de prétendre réécrire l’histoire. Le peuple de la Sanaga Maritime demande simplement, et fort humblement, au Chef de l’Etat du Cameroun, de parachever le pansement d’une plaie historique profonde et, ce faisant, de consentir de rendre enfin justice à tout un peuple.
Le Ministère public – Par votre demande vous cristallisez le repli identitaire ! Pourquoi voulez-vous une région ethnique au moment où la nation est à la recherche du vivre-ensemble ?
La Défense – Monsieur le Président
La Sanaga Maritime ne s’est jamais perçue comme « ethnique », comme on veut l’appeler. Elle a été ethnicisée et tribalisée par les calculs et les luttes politiciennes dont elle souffre encore. Les termes que M. Le Procureur vient d’utiliser révèlent que l’opinion est encore malicieusement inondée de caricatures de ce genre. Mais les caricatures et les allégations sont soit réductionnistes, soit grossissantes. Dans un cas comme dans l’autre, elles vivent d’exagération et tentent d’exciter les diabolisateurs et les négationnistes.
Mais notre demande est trop importante pour que son étude se laisse distraire par des allégations caricaturales.
Chacun sait qu’au Cameroun, plusieurs memoranda circulent au nom de revendications de positionnement ethniques. L’opinion a observé que la plupart de ces memoranda ethno régionales ont obtenu satisfaction sans que personne ne crie au tribalisme. L’avantage de ces
memoranda était sans doute de concerner des communautés qui, elles, n’ont pas subi la dispersion, l’éparpillement et la fragilisation de la Sanaga Maritime.
Mais malgré ces épreuves, notre demande à nous se veut totalement différente:
a)- Elle n’a rien d’un repli identitaire : pour toute famille éclatée ou tout peuple écartelé comme le nôtre, se retrouver n’est pas se replier, se renfermer sur soi-même.
b)- Notre demande n’est pas une revendication de positionnement ou de promotion dans les organigrammes de l’Etat.
Comme l’atteste son engagement historique pour la naissance à la souveraineté de la nation camerounaise, la Sanaga Maritime a toujours pensé et agi ’’national’’. Mais elle ne se résigne pas dans un écartèlement qui semble avoir programmé la dilution de son peuple, et planifié la dissolution de sa culture. Aussi demande-t-elle qu’un terme soit mis à un démantèlement dont la persistance commence à produire les travers déshumanisants d’une liquidation socioculturelle.
Entre Eséka en 1994, année du Manifeste de Mbog Liaa et Edéa en 2019, année des présentes assises, il se sera écoulé vingt-cinq ans!
Si la Sanaga Maritime a attendu un quart de siècle pour demander formellement de redevenir la Région qu’elle fut, c’est pour laisser au peuple du Cameroun le temps de constater, pour s’en souvenir, que la région de la Sanaga Maritime n’a jamais cherché à exister contre une autre région du Cameroun. Et que son peuple, sédentaire parce qu’il dispose d’immenses terres, n’a jamais entrepris la moindre croisade foncière, économique, ou sociopolitique contre d’autres peuples.
Bien au contraire, sa position géostratégique en fait le genou du Cameroun : lequel d’entre nous pourrait passer une seule journée sans toucher son genou ? Les genoux savent se plier pour notre confort. Mais aucun genou ne saurait se replier sur lui-même sans aussitôt handicaper la marche de l’ensemble de l’organisme.
Comme un genou pour l’organisme humain, et du fait de sa situation géographique, la Grande Sanaga Maritime se reconnaît naturellement et s’assume patriotiquement comme le genou de l’organisme camerounais, trait d’union entre les deux principales métropoles actuelles du Cameroun. Et dans sa vocation de lien et de liant, elle s’offre comme un échangeur dans la circulation routière, un espace hospitalier de transit qui facilite le passage, le rapprochement et donc le brassage des populations du Cameroun.
Dans ces dispositions, l’important n’est plus le trait – qu’on peut vite effacer. L’important, c’est l’union. Mais est-ce parce que le trait d’union est disposé à s’effacer qu’on doit absolument l’effacer? Sinon, pourquoi, continuer de laisser penser que depuis 1957, on a choisi de frustrer le peuple de la Sanaga Maritime au point d’activer sa dilution dans l’espace géographique, administratif, et politique du reste du Cameroun?
Pourtant, et il faut le faire remarquer, malgré les mutilations politiques et les frustrations socio administratives qu’il a subies : ce peuple n’a cultivé aucun esprit, ni couvé aucun projet de revanche. Au contraire, pour l’avenir du Cameroun, ce peuple trait d’union ne demande qu’à exister, qu’à se restructurer, qu’à se consolider, non à l’exclusion des autres peuples, mais pour servir à tout moment de tampon entre certains de nos peuples qui, sans ce genre de traits d’union, seraient portés à s’affronter.
Suite et fin : le 09 juin 2020
Titre proposé par la rédaction