L’éclairage de l’expert camerounais en pétrole et gaz, établi à Londres, sur l’industrie des hydrocarbures et l’apport de la diaspora camerounaise au développement social, économique et politique du pays.
23infos.net : lors d’un entretien accordé à la Crtv (Cameroon Radio Television: Ndlr ) en mai 2022, lequel a été repris dans le quotidien « L’Elite », « 237infos.net » et bien d’autres médias, vous disiez que ‘‘Les hydrocarbures sont le cœur de l’économie mondiale’’. C’est une déclaration forte. Pourriez-vous vous y étendre ?
Charmant Ossian : Aucun pays, aucune industrie, aucune personne dans le monde, ne peut se passer de l’énergie. Les hydrocarbures (pétrole, gaz naturel et charbon) restent l’énergie dominante et le pétrole, l’énergie reine. Les ressources en hydrocarbures sont la plus grande source d’énergie primaire, contribuant à plus de 85% de l’énergie primaire mondiale.
En effet, l’industrie des hydrocarbures est effectivement le cœur de l’économie mondiale. Au-delà du chiffre d’affaires par an de US$4000 milliards minimum rien que pour le pétrole et US$2000 pour le gaz, c’est de loin l’industrie la plus stratégique au monde pour son rôle dans les transports (airs, mers, routes), le domestique / l’industrie (éclairage, chauffage et froids) ainsi que dans la grande industrie (pétrochimique/plastique/pharmaceutique). En fait, aucune journée ne passe sans que vous et moi et même dans nos villages les plus reculés ne touchions aux dérivés directes ou indirectes des hydrocarbures.
Par conséquent, les hydrocarbures représentent un enjeu important non pas seulement économique, mais bien plus politique.
Est-ce que les hydrocarbures sont une question géopolitique et non économique ?
Elle ne la remplace pas. La géopolitique de l’énergie exige qu’on prenne en compte les rapports de force entre les différents acteurs sur les marchés énergétiques en général et des hydrocarbures en particulier. Cette approche que l’on nomme ‘‘géo-économie’’, à mon sens, prolonge et complète l’analyse géopolitique. Le poids des États demeure important, et il tend même depuis une quarantaine d’années à se renforcer. Ainsi, l’énergie relève à la fois d’une logique libérale, celle des marchés, et d’une logique politique, celle des États. C’est ce qui rend les enjeux parfois complexes et la gouvernance internationale si difficile, d’autant plus que les trajectoires suivies par les différentes puissances de l’énergie sont très variées. Ces grandes puissances déploient leurs stratégies dans un nouveau ‘‘grand jeu’’ énergétique mondial.
Revenons sur les chiffres que vous avancez. 4000 milliards de dollars américains pour le pétrole uniquement ?
Vous connaissez un certain nombre de noms comme Total, Shell ou BP. Mais, voyons le top 10 mondial des compagnies pétrolières classées selon leurs chiffres d’affaires de 2015. 10ème : Lukoil (144.17 milliards de dollars); 9ème : Total S.A. (212 milliards de dollars) ; 8ème : BP (222.8 milliards de dollars) ; 7ème : Kuwait Petroleum Corporation (251.94 milliards de dollars) ; 6ème : Royal Dutch Shell (265 milliards de dollars) ; 5ème : Exxon Mobil (268.9 milliards de dollars) ; 4ème : Petrochina (367.982 milliards de dollars) ; China National Petroleum Corporation (428.62 milliards de dollars) ; 2ème : Sinopec ou China Petroleum and Chemical Corporation (454.99 milliards de dollars) ; Saudi Aramco (478 milliards de dollars)
Faisant la somme de ces 10 compagnies, nous avons un peu plus de US$3100 milliards. Je vous laisse tenir compte du chiffre d’affaires des autres entreprises du secteur ainsi que des 2% d’augmentation de la consommation/production sur les sept dernières années. Afin que votre analyse et vos calcules soient exactes, je voudrais vous donner quelques éléments sur l’augmentation. En 2022, la production mondiale était de 101 millions de barils par jour. En 2018, la production mondiale de barils de pétrole avait atteint un record de 100 millions de barils, 89 millions de barils en 2012, 90 millions en 2013 et encore 93 millions en 2014. En 2015, elle était de 95,6 millions de barils.
Cette augmentation n’est-elle pas la conséquence du boom démographique ?
Vous avez totalement raison, mais bien plus, l’augmentation de la population vient avec une augmentation d’une classe moyenne qui a ses besoins en énergie domestique et pétrole. Il faut noter que ceux qui ne pouvaient pas posséder une voiture il y a 20 ans, aujourd’hui ils peuvent se permettre d’en avoir deux en Asie et Afrique pour ne citer que ces exemples. Pour satisfaire leurs populations, les États entrent en jeux et pèsent de toute leur influence pour gagner le maximum de parts de réserves en maintenant le prix raisonnable.
Vous venez de mentionnez trois mots sur lesquels nous devons nous appesantir : Influence, prix et réserves. Commençons par les réserves. Avec cette augmentation de la population, augmentation de la demande et augmentation de la production, nous voulons votre avis d’expert. Est-ce que la demande et l’offre resteront équilibrées indéfiniment ? Si oui, pourquoi ? Et quelle est l’état réel des réserves mondiales ?
Je voudrais dire que non. La demande et l’offre ne resteront pas équilibrées indéfiniment. Le ‘‘pourquoi’’ risque être long à expliquer, mais prenons deux cas : les investissements dans l’exploitation ont baissé : les investissements dans le monde sur la production du pétrole en amont (Upstream) entre 2011 – 2013 étaient sensiblement US$780 milliards. Entre 2016 et 2020, on est passé à US$400 milliards d’investissements. Parlons des réserves : il y a trois types de réserves codées en 1P, 2P et 3P.
(a) 1P : réserves prouvées : réserves dont une compagnie estime avoir la probabilité de 9 chances sur 10 d’exploiter.
(b) 2P : réserves prouvées + probables : réserves dont la compagnie a une chance sur deux d’exploiter.
(c) 3P : réserves prouvées + probables + possibles : englobent les quantités de pétrole qui pourraient être produites si de nouvelles technologies apparaissent.
Les études réalisées en 2020 par BP démontrent que les réserves mondiales prouvées (1P) de pétrole atteignaient 244,4 milliards de tonnes. Ce qui était en progression de 5,8% par rapport à 2010 et de 33,2% par rapport à 2000. Si on produisait 4,16 milliards de tonnes comme en 2020, il nous resterait aujourd’hui 53,5 années (en 2020) de production au rythme de 2020. Les exemples sur les investissements et sur les réserves répondent à votre ‘‘pourquoi’’. Mais au même moment, il fleurte un peu avec une réponse sur l’état réel des quantités des réserves qui, pour ma part (tout comme bon nombre d’experts qui ne sont pas d’accord), restent avec les chiffres de British Petroleum de 2020 de 244,4 milliards de tonnes de réserves prouvées (1P).
Et pourquoi n’êtes-vous pas d’accord ? La mathématique n’est-elle plus exacte lorsqu’il s’agit des hydrocarbures ?
La mathématique reste la même. Les chiffres que les États annoncent sur leurs réserves pourraient être revus ; les éléments sur les 1P, 2P et 3P sont basés uniquement sur le pétrole et gaz naturel conventionnels. Cependant, nous avons aussi l’existence du pétrole et gaz non conventionnels qu’il faille prendre en compte.
Vous dites que si on utilise 4,16 milliards de tonnes comme on l’a fait en 2020, il resterait aujourd’hui 53,5 années de réserves prouvées. Et après ?
51 années et 4 mois à date pour le pétrole conventionnel uniquement. Vous soulevez là la question du pic pétrolier qui, selon l’histoire, aurait déjà atteint cela une ou deux fois (comme en 1970), mais en réalité n’est pas encore le cas, grâce aux nouvelles technologies. Il ne faut pas se tromper, ce n’est pas pour autant que certains pays n’ont pas encore attend leur pic pétrolier. En déplorant la baisse drastique des investissements observés dans l’exploration, la position de l’industrie des hydrocarbures reste mitigée (Total S.A. est devenue Total Energies) alors que je reste optimiste.
D’accord, avec les progrès scientifique et technologique, et la ‘‘baisse des coûts’’ dans le Upstream, les réserves 2P et 3P peuvent devenir réserves 1P. Ensuite, il y a la possibilité des nouvelles découvertes si les investissements dans le Upstream retrouvent ou dépassent le niveau de 2011-2013 avec la baisse des coûts des explorations. Bien plus, il y a les découvertes et exploitations du pétrole et gaz non conventionnels ; Selon des estimations approximatives, la quantité de pétrole enfermée dans les schistes bitumineux s’élève à 1 trillion de barils rien qu’aux États-Unis. Les pays ne disent pas toujours les chiffres réels de leurs réserves. Si cela peut vous rassurer, nous avons cessé d’utiliser la pierre taillée à cet âge, non pas que la pierre était finie, mais parce que les hommes avaient découvert un autre matériau (fer), qui était plus résistant et plus malléable que la pierre. Et après ? Je ne doute pas que les hommes trouveront de sources alternatives comme le solaire, la géothermique…
Le monde change, mais vous semblez dire que les hydrocarbures ont encore de longues années avant de trouver une substitution ?
Je peux me tromper sur mes analyses, mais les hydrocarbures restent l’énergie reine et je suis catégorique, il n’y a pas de substitution rapide pour les hydrocarbures. Vous n’avez qu’à observer les différents accords entre l’Iran et la Chine, le Chine et la Russie, la Russie et les autres pays grands producteurs du pétrole qui ont baissé leur production alors que la demande augmente. Vous connaissez mieux que moi les longues relations d’amitié et d’échanges qui existent/existaient entre l’Arabie Saoudite et les Usa d’une part, et les rapports tendues entre les Usa et la Russie, d’autre part. Mais, c’est dans ce contexte qu’on assiste à la reprise des relations diplomatiques et commerciales entre l’Iran et l’Arabie Saoudite sous les bons hospices de la Chine ; l’Arabie Saoudite qui serait en train de frapper aux portes des BRICS ; le récent ‘‘sommet’’ Russie/Afrique sont là quelques éléments à prendre en compte dans le contexte d’un conflit Russie vs Ukraine/Occident.
C’est surprenant, Charmant Ossian, mais vous disiez le 11 juillet 2023 à la Crtv télé que ‘‘Les énergies renouvelables offrent diverses possibilités pour fournir des services énergétiques décentralisés avec un bon rapport coût/efficacité dans les zones rurales’’… Que dites-vous de la politique mondiale à zéro émission de gaz à effet de serre ? Ou alors que proposez-vous ?
Nous ne pouvons pas nous séparer aussi facilement des hydrocarbures même si nous parlons transition. Cette transition ne voudrait pas nous séparer des hydrocarbures; cette transition voudra dire que les dérivés des produits des hydrocarbures auront moins d’émissions de gaz polluant. Si les technologies ne sont pas encore disponibles, il est temps de les développer et des Camerounais sont capables d’innover dans le secteur. Si on a commencé à capture le Co2 pour en fabriquer des produits durables, l’innovation développera une économie d’hydrogène pour réduire l’émissions. Mais, il est important de savoir que dans 1 baril d’hydrocarbure, il en ressort à peu près 6000 dérivés différents dont 70% ne sont pas combustibles : lubrifiant, matériaux de construction, plastique, asphalte… Donc, même si l’enthousiasme des véhicules à zéro-émissions se développent, nous aurons besoin des routes pour conduire ces véhicules. Ce qui voudrait dire que nous aurons besoin de produire le bitume pour les routes – même si Dr Célestin Mbel ou Mr Conrad Dieudonné Bebe Ndi proposent d’autres technologies pour les routes – mais avec de moins en moins d’émissions de gaz à effet de serre. Ce sera une victoire pour la planète, l’environnement, l’économie, les générations futures et pour les États qui ne laisseront pas une source aussi importante dans les sous-sols sans les développer. J’invite donc mes amis les environnementalistes de reconsidérer leur position et avoir une meilleure vision ou tout le monde gagnerait en se disant qu’il faille développer les stratégies en excluant que cette richesse reste dans les sous-sols.
Quelle est la position de l’Afrique en général et le Cameroun en particulier dans cette industrie ?
En ce qui concerne les réserves et la production des hydrocarbures, l’Afrique est 5ème après les pays du Moyen Orient (1er), l’Amérique Centrale et du Sud (2e), l’Amérique du Nord (3), l’Europe et l’Eurasie (4e) pour les réserves en pétrole.
L’Afrique est 4e pour ce qui est du gaz et du charbon. Naturellement, ces chiffres peuvent être revus, car ne tiennent pas compte du pétrole et gaz non conventionnels. S’agissant du pétrole raffiné, la raffinerie Dangote va définitivement transformer la donne en réduisant les quantités du raffiné importé.
Et si on parlait du cas Cameroun avec la même objectivité… Pouvons-nous avoir les quantités des réserves 1P, 2P et 3P concernant des hydrocarbures conventionnels ainsi que celles non conventionnels au Cameroun ?
Je dois avouer que je n’ai pas vérifié les détails mis à jour dans le site de la Société Nationale des Hydrocarbures (SNH). Selon les statistiques de cette société, les réserves d’hydrocarbures du Cameroun, dans les concessions et autorisations exclusives d’exploitation, étaient estimées à 309,97 millions de barils de pétrole brut et 179,24 mètres cubes de gaz naturel en fin 2020. Entre 2012 et 2022, la SNH a transféré au trésor public plus ou moins 5000 milliards Fcfa. (cf SNH).
Est-ce que le Cameroun est essentiellement pays importateur ou exportateur ?
Le Cameroun est à la fois importateur et exportateur et pour cela, il faut avoir les chiffres suivants : pétrole brut production ; pétrole brut exportation ; pétrole brut importation ; produits pétroliers raffinés production ; produits pétrolier raffinés consommation ; produits pétrolier raffinés exportation ; produits pétrolier raffinés importation. Si vous me donnez ces chiffres, nous trouverons si le Cameroun est essentiellement importateur ou exportateur en faisant simplement des additions et soustraction.
Est-ce que notre expert perd sa verve et son objectivité lorsqu’il s’agit de parler du Cameroun ? La SNH a-t-elle atteint son optimum ?
Rassurez-vous, je reste dans mon objectivité et je suis navré de ne pas vous donner les réponses qui vous satisfassent. Je donne un avis d’expert et bien plus, certains pays ne préfèrent pas mettre sur la place publique les données exactes de leurs réserves/productions et ce n’est pas un cas typique au Cameroun, encore qu’il faille démontrer que ce pays ne le fait pas (mais c’est un autre débat).
Par conséquent, je ne peux pas faire une analyse objective et approfondie sur la base de ces quelques chiffres, du moins à mon petit niveau. Peut-être que le Dr Pascal Balata va infirmer ce que j’avance, lui qui est l’expert dans le domaine. Toutefois, toutes les entreprises peuvent améliorer les capacités de leurs ressources humaines par des remises à niveau des capacités et par la même occasion optimiser ses revenues en réduisant ses coûts. La structure a laquelle vous faites allusion n’en fait pas exception comme d’autres structures d’ailleurs.
A quelles autres structures pensez-vous, à la SONARA ?
J’avais déjà parlé de la SONARA. Il faut vérifier si cela est dans les priorités de l’État du Cameroun d’avoir une raffinerie. L’entreprise peut décider d’opter une stratégie d’achat et vente. Même si stratégiquement, le Cameroun pouvait avoir deux ou trois raffineries.
Est-ce que votre expertise peut jouer un rôle dans l’optimisation des revenus auxquels vous veniez de faire allusion ?
C’est délicat de répondre par un oui ou par un non a une question aussi sérieuse. Il serait important de cesser de faire croire aux cadres de ces entreprises et autres administrations/ institutions que les Camerounais de l’extérieur sont à l’affût des postes auxquels ils aspireraient légitimement. Mais, pour répondre à votre question, ma modeste personne (comme bon nombre d’autres compatriotes de l’intérieur et de l’extérieur) peut associer ses compétences à celles des cadres qui y exercent. En clair, l’expertise de la diaspora camerounaise peut servir l’économie nationale. Ce qui permettrait d’apporter notre contribution au développement de quelques structures y compris la SNH, sans toutefois prendre la place de quique ce soit. Je voudrais déjà saisir cette opportunité pour féliciter les équipes managériales de la SNH, qui est l’une des entreprises parapubliques qui fait des résultats positifs dans un environnement où l’État est obligé d’accorder des subventions pour leurs fonctionnements.
Avez-vous un mot de fin ?
Les Camerounais de l’extérieur, par ma voix, vous disent merci et je reste attentif quant à la suite de la prochaine conversation.
Interview réalisée par Bertrand TJANI